Avant-propos

L’étude et donc la compréhension du monde souterrain en général a fait d’énormes progrès au cours des deux dernières décennies. Le nombre des publications concernant des carrières souterraines, des caves, ou encore des souterrains-refuges s’est multiplié. L’approche est aujourd’hui plus scientifique et étayée par les méthodes de l’histoire, de l’archéologie et de la géotechnique. La connaissance a donc progressée à tous les niveaux et il en va de même en ce qui concerne les muches ou souterrains-refuges picards. La particularité de la Picardie vient du fait que les historiens locaux et archéologues des XIXème et XXème siècles furent attentifs à ces structures. Ils élaborèrent ainsi des inventaires et collationnèrent les différentes mentions de souterrains dans les archives ou les chroniques. Les bases de l’étude des muches furent ainsi posées dès 1838 dans l’ouvrage que consacrait A. Bouthors aux « cryptes de Picardie ». Le travail fut poursuivit par les membres de la société des antiquaires de Picardie. Ainsi F. Vasselle a mené un précieux travail d’inventaire et de topographie après la seconde guerre mondiale, lorsque les réseaux furent à nouveau ouverts pour servir d’abri de défense passive. Ce travail fut enrichi par un travail de topographie et d’étude des réseaux dans les années 1970, sous la gouverne de J.-P. Fourdrin, renouvelant et enrichissant les problématiques liées à ces réseaux : date de création et utilisation, principalement. Enfin, l’intérêt de ces souterrains-refuges du point de vue de l’histoire et de l’archéologie fut clairement démontré dans la thèse de F. Carette présentée à l’EHESS en 2003. Aujourd’hui, plusieurs structures s’occupent de la recherche, de l’étude, de la protection ou de la présentation au public de ce patrimoine souterrain. Les muches picardes ont donc fait l’objet de beaucoup d’attention de la part de nombreux chercheurs et érudits sur une longue période. Pourtant, les résultats de ces recherches sont souvent mal connus du public et comment l’en blâmer : les publications sont établies sur des zones ou des souterrains spécifiques et éditées sur des supports à diffusion plus ou moins confidentielle. Au-delà des noms des différents acteurs, on retiendra que l’étude des souterrains-refuges picards a commencé il y a de très nombreuses années et qu’elle a permis la mise en place d’un inventaire relativement riche, démontrant que tout le nord de la Somme était concerné par la présence de muches dans de très nombreux villages. L’étude de ces réseaux a progressé et a permis de mieux cerner la chronologie d’apparition et d’utilisation de ces structures. Si, au début du XIXème siècle, le datations étaient aléatoires et proposaient des occupations proto-historiques, antiques ou médiévales, il semble clair aujourd’hui que le phénomène concerna essentiellement l’époque dite moderne, du XVIème siècle au début du XVIIIème siècle.
Lorsque le Groupe d’Etude des Villages Souterrains du Nord de la France (GEVSNF) débuta l’inventaire et l’étude de muches dans la Somme, dans les années 80, la question de la datation des réseaux n’était pas encore cernée, pas plus que leur utilisation et encore moins l’étonnant développement de ces chantiers de creusement qui léguèrent au nord de la Somme un nombre considérable de refuges souterrains. Les interrogations étaient donc nombreuses et méritaient d’être posées. Ce constat fut à l’origine de l’intérêt et du travail qui est mené depuis de nombreuses années. Le GEVSNF est une association de personnes au sein de laquelle chacun apporte son talent, son expérience et son savoir avec l’objectif de mieux connaître le monde souterrain de la France septentrionale. L’intérêt pour une meilleure connaissance du monde souterrain ne se limite pas aux refuges puisque des carrières souterraines des caves ont été inventoriées et étudiées. Les activités du groupe étaient, à l’origine, essentiellement tournées vers la topographie et l’étude de carrières souterraines en parallèle de travaux portants sur des caves urbaines et un souterrain-refuge du Pas-de-Calais sous la gouverne du service archéologique d’Arras. Les compétences géotechniques, architecturales et historiques des membres du groupe donnèrent leur tonalité aux études entreprises, portant principalement sur la morphologie des vides, la reconnaissance des grandes phases de creusement et les indices d’utilisation des vides souterrains. Les éléments géotechniques permettent encore de lire les différents choix réalisés par les carriers en fonction de la nature du sous-sol crayeux de nos régions. Les éléments architecturaux conduisent à mieux saisir l’organisation fonctionnelle du réseau telle qu’elle fut planifiée, mise en place ou modifiée et adaptée au cours des différentes phases de creusement et d’occupation. Cette lecture des vides souterrains a donc été établie sur des sites divers, puis quelques souterrains-refuges. A la suite de ces premières investigations, la recherche d’éléments de comparaison nous a amené à visiter puis à analyser des réseaux de la Somme. Devant l’ampleur du travail qui était à accomplir, l’inventaire fut limité aux muches ou souterrains-refuges. Une quarantaine de sites furent visités, topographiés avec précision et analysés sous l’angle de leur creusement et de leur utilisation, au regard des vestiges construits et creusés encore préservés. La compréhension des muches, développée ici, est donc basée sur une approche relevant de l’archéologie du bâti et non de l’archéologie proprement dite. La méthodologie choisie a ainsi permis de dégager les grandes lignes de la création des refuges au travers d’une perspective que l’on pourrait qualifier d’évolutionniste car notre propos était de comprendre ce qui allait conduire de nombreux villages à réaliser des réseaux morphologiquement aussi proches. Cette approche fut enrichie par l’étude de réseaux dans toute la zone Nord-Pas-de-Calais-Somme et fut complétée de manière à replacer les muches de la Somme dans le cadre des souterrains-refuges français. Enfin, l’approche archéographique du bâti fut complétée par l’apport de données historiques concernant tant le creusement, que le fonctionnement ou l’utilisation de ces refuges. Ces différentes approches étant suffisamment complexes et enrichissantes, il fut décidé de ne réaliser aucune fouille ou sondage. Aussi, on comprendra que les résultats permettent de décrire les intentions des personnes qui creusèrent ses cavités plus que les utilisations qui en ont été faites, quoique l’un implique souvent l’autre. D’autres points de vue permettraient encore d’enrichir la connaissance mais le travail reste, en grande partie, à faire.
La rédaction de cet ouvrage a été permise par l’avancée de cet inventaire. Les différentes hypothèses nées de l’étude des premiers réseaux furent complétées et mises à l’épreuve de nombreux autres. Leur validité paraissait, ainsi, suffisante pour dresser un bilan de la recherche concernant la Somme, et une présentation cohérente du phénomène de creusement des souterrains-refuges appelés muches. De plus, ce travail nous paraissait essentiel et s’inscrivait parmi nos objectifs. La connaissance ne vaut, en effet, que lorsqu’elle est partagée. Pendant nos travaux de terrain, nous avons toujours mis l’accent sur la diffusion de notre travail auprès du public. Des conférences, des articles, des visites, un colloque, un site Internet (www.muches.fr), furent mis en place et obtinrent un certain succès. Pourtant, il ne s’agit que d’évènements ponctuels et le présent ouvrage vise à permettre à tous de prendre pleinement connaissance de nos travaux. Par ailleurs, la rédaction d’un tel écrit nous est apparue comme nécessaire pour les mêmes raisons qui nous poussèrent, voici de nombreuses années, à entamer l’étude de ces réseaux. Les muches sont essentiellement situées dans un milieu urbanisé, au cœur des villages, et accusent, aujourd’hui, un âge certain. Les conditions de leur préservation ne sont pas toujours réunies : la voirie, le trafic routier, les installations d’assainissement, etc. se sont modifiés sensiblement, depuis leur création. Nous avions le pressentiment d’un patrimoine en péril, ce qui se confirma récemment avec l’effondrement partiel ou plus général d’un certain nombre de muches qui nous avions pu visiter. Cet ouvrage permet donc de présenter ce que nous avons eu la chance de voir et qui ne sera parfois plus possible de parcourir.